07 December 2009

Existe-t-il une philosophie juive ?

La systématisation d’une « philosophie juive » s’est produite assez tardivement dans l’histoire juive. Jusqu’au dixième siècle, il n’existait aucune systématisation de la pensée juive. Cela veut dire que la pensée juive était déjà très ancienne lorsque cette systématisation se déclencha. Nous allons donc essayer de savoir pour quelle raison cette systématisation fut tellement tardive, quelle en fut sa valeur et qu’elles en étaient ses limites ?
Mais avant de définir ce qu’est de la philosophie juive, nous devons d’abord définir ce qu’est la « philosophie générale ? »

La philosophie, s’est une systématisation de la pensée et comme le mot grec nous le fait comprendre : philo sophie = amour (de la) sagesse. De ce fait nous comprenons facilement le sens d’un philosophe : C’est une personne qui aime la sagesse.
Mais faisons attention avec les termes. Si nous aimons le chocolat, nous allons à l’épicerie du coin et nous achetons ce chocolat que nous aimons tant manger. Le philosophe, par contre aime la sagesse, non pas parce qu’il peut l’acheter et a, de cette manière, la sagesse à sa disposition. Non, l’amour de la sagesse veut dire : Aspirer à quelque chose qu’il ne possède pas. Le philosophe est un amant de la sagesse car il lui semble que cette sagesse là, il ne l’a pas encore. Et à ce moment précis, il fera tout pour la chercher.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Eh bien, une personne peut très bien vivre jusqu’à un âge avancé, sans s’interroger sur le sens de son destin, comme p. ex. D’où est-ce que nous venons ? Ou irons-nous ?
A un moment de notre vie, tout le monde se pose ces questions. Mais le philosophe se pose cette question d’une manière très systématique. Cela le préoccupe, il en a le souci. Le sens de «souci » qui est employé ici n’a pas uniquement le sens de ce que nous allons faire maintenant, quand nous avons le souci de quelque chose. Non, cela est plutôt le sens que le philosophe HEIDEGER employait, disant que cela le préoccupe tellement que ça le réveille la nuit, cela le préoccupe le jour, chaque problème le ramène à cette question.
Le philosophe est un bonhomme qui met le monde en question. Le philosophe ne passe jamais à l’ordre du jour des problèmes qui se sont créés. La question de sa destinée le préoccupe à tel point qu’il ne peut rien faire pour abandonner cette idée, cela lui revient toujours, il en est préoccupé d’une façon constante. Le philosophe met le monde en question mais que cela soit bien compris : C’est cette « mise en question » qui lui importe avant tout. Le philosophe donne des réponses mais sachez que ses réponses sont pour lui bien moins importantes que ses questions. Ce qui fait que le philosophe est un philosophe, ce n’est pas la réponse qu’il donne mais, avant toute chose, la question qu’il se pose. Et en réalité chaque philosophe est préoccupé d’une question fondamentale, qui concerne toujours le destin. Eli Wiesel écrit dans un de ces livres : « Dis-moi ce qui t’inquiète et je te dirai qui tu es. » Mais il ajoute : « Le malheur, c’est que pour la plupart des gens, rien ne les inquiètes.
Par contre le philosophe est inquiet et cela lui donne une angoisse, sans repos. C’est ainsi que chaque philosophe pose trois questions (c’est surtout Emmanuel Kant qui avait crée cette structure de pensée)
Première question : « Que puis-je savoir ? » Ce qui veut dire : Qu’elles sont les fondements de ce que nous avons ? Et lorsqu’il a fait le tour des choses, il se fait son bilan et se pose la question… « Est-ce que l’esprit humain peut parvenir à connaître l’univers ? » Non !
Ou bien faisons-nous simplement une sorte d’inventaire, sans que nous puissions jamais arriver au bout ? Et n’arrivant jamais ou bout, qu’est-ce que cela signifie-t-il ? Sûrement, ne connaissons-nous rien d’une manière absolue ?
Certes, nous pouvons vivre jusqu’à la fin de nos jours, sans nous poser cette question. Nous pouvons même être des savants, sans nous préoccuper de cette question. Mais vient le philosophe en leur disant que s’ils savaient quelque chose, alors expliquez-lui le fondement de ce savoir… !
C’est ce que Kant appelle la première partie de la philosophie, la première dans l’importance et la première dans l’ordre chronologique.

La deuxième question, Kant nous explique que la réponse peut venir de tout le monde. Ce qui n’était pas le cas avec la première question, puisque nous ne connaissons rien d’une manière absolue.
Et la question qu’il se pose est : « Que dois-je faire ? » Si la première question se réfère à la logique, la seconde se réfère à la morale et tout le monde peut y répondre, nous dit Kant… Pourquoi ?
Eh bien ! Par ce que l’expérience nous confronte immédiatement à un comportement vis-à-vis de l’autre.
P. ex. Je vois chez mon voisin une montre plus belle que la mienne. Je la prends (que dois-je faire ?) et je la mets à mon poignet. Le propriétaire de la montre, fou furieux, essaye de la reprendre en se battant verbalement, en premier lieu : « Mais c’est ma montre… rends-la-moi immédiatement. Je l’ai acheté avec mon argent.. » « Mais ton argent » réplique l’autre, « c’est également le mien, puisque le monde entier m’appartient… » Et nous commençons à nous battre..
Comparons cet événement avec l’exemple que nous donne la Torah.
Nous savons tous que ce monde ou nous vivons n’est pas le paradis. Notre monde, c’est celui qui est venu après l’événement au paradis.
Et qu’elle est la première histoire que la Torah nous raconte après la sortie du paradis ?
Caïn et Abel. Citons le verset (Gen.chap.4 v.8)
וַיֹּאמֶר קַיִן אֶל הֶבֶל אָחִיו וַיְהִי בִּהְיוֹתָם בַּשָּׂדֶה וַיָּקָם קַיִן אֶל הֶבֶל אָחִיו וַיַּהַרְגֵהוּ - vayomer Caïn el Hevel akhiv vayehi biheyotam bassadé vayakom Caïn el Hevel akhiv vayaharguehou. (Caïn parla à son frère Abel; mais il advint, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua.)
Ce verset est strictement incompréhensible car il manque le contenu de la discussion entre les deux frères. Mais le midrash, ainsi que Rashi complètent la compréhension du texte en nous rapportant trois avis de nos sages (חחמים – khakhamim) de ce que Caïn lui aurait dit :
1) Il y avait une discussion entre Caïn et Abel de ce qui se tient dans le monde.. Chacun voulait tout.. Alors comme chacun ne pouvait pas tout avoir, ils ont conclu un accord et ils ont dit : « La terre est à toi et ce qui pousse de la terre est à moi. » Il faut savoir qu’ici en Israël, un accord vaut ce qu’il vaut. Tant que cet accord existe, il est observé mais au moment ou on ne peut plus l’appliquer, il est annulé.
Et voilà ce qui s’est sûrement passé avec les deux frères. Caïn, à un moment donné dit à son frère sèchement : « Fiche le camp d’ici, cela est ma terre, tu
n’as rien à chercher ici… » Ils ont donc commencé à se quereller, cela à fini par des coups de poings et Caïn a tué Abel.
2) La seconde explication nous dit que l’objet de la discussion n’était pas basé sur la terre mais sur חווה – Khava (Eve) A cette époque il n’y avait qu’une femme sur la terre et comme Caïn était le plus fort il a éliminé son rival…
3) La troisième explication nous amène à un tout autre domaine de la discussion entre les deux frères. Le sujet de la querelle étant l’endroit ou devait se construire le temple. L’un voulant que celui-ci soit construit sur son territoire, l’autre voulant que ce soit sur le sien. Ils ne se sont pas mis d’accords et la suite.. vous la connaissez…
Ces trois exemples que nos sages emploient pour expliquer ce que Caïn dit à son frère Abel, sont très intéressants et surtout évoquent trois avis fondamentaux que Kant se pose par sa question : « Que dois-je faire ? » Car nous pourrions nous poser la question :
Quelles sont les trois motifs qui font que les hommes vont à la guerre ?
Depuis les temps bibliques jusqu’aujourd’hui, rien n’a changé : Se sont les intérêts, les questions d’amour, et la supériorité spirituelle.
Et nos trois exemples, écrits par ces trois sages, viennent simplement compléter ce que le texte ne nous dit pas mais c’est le problème qui s’est posé à Caïn et à Abel tout de suite et de ce fait, la torah nous le raconte en premier, directement après la sortie du גן עדן – gan éden (jardin d’Eden/paradis) Pourquoi ?
Par ce que c’est un problème immédiat. Nous pouvons vivre jusqu’à notre vieillesse sans se poser la question : « Que puis-je savoir ? » Mais nous ne pouvons pas vivre un instant, sans nous poser la question : « Que dois-je faire ? »
Afin d’élargir le thème, prenons encore cette idée comme exemple !
Martin Buber (philosophe juif allemand du début du 20e siècle) disait que le verset est très précis. Auparavant nous avons lu qu’il manquait la conversation entre les deux frères. Eh bien ! Martin Buber nous dit que non, il ne manque rien. : « Caïn parla à son frère Abel; mais il advint, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. »
Comme cela arrive souvent, nous avons quelque chose contre notre prochain et au moment ou nous le voyons, se produit un blocage et nous n’arrivons plus à dire une seule parole. Par ce qu’il n’y a pas eu de dialogue entre les deux hommes, dit Buber… Eh bien ! Caïn se leva et le tua.
S’ils avaient parlé, ils se seraient sûrement arrangés mais ils sont restés muets, ce qui entraîna le meurtre.
Quoi qu’il en soit, ces deux problèmes, comme nous le voyons, sont donnés par Kant dans cet ordre là. Nous voyons que la Torah se dit elle-même : « Que dois-je faire… »
Nous avons donc un problème immédiat qui se pose à tout le monde, c’est le problème de la morale.
Et Kant nous explique qu’il existe également un troisième problème, apparemment moins important que les deux premiers mais Kant nous fait comprendre qu’il est peut-être plus important que les deux précédents ensembles : « Que m’est-il permit d’espérer ? »
Nous sommes tous tombés dans cet univers, sans nous avoir demandé, si nous voulions finalement y être. Et Kant nous décrit ce souci en nous plaçant tous dans une chambre à huis-clos et chacun se pose la question de ce qui va se passer : « Allons nous tous rester là ? Jusqu’à quand serons-nous condamnés à rester dans cette chambre ? Y a-t-il une porte et si oui est-ce quelqu’un m’attendrait-il derrière cette porte.. ? »
Il est strictement impossible de vivre dans ce monde sans savoir si on pouvait en dépasser les données. Que m’est-il permit d’espérer signifie : Est-ce que les données que nous avons suffisent pour connaître toute notre existence ou bien y a-t-il quelque chose au-delà des données ? Avons-nous un moyen d’aller au-delà des données ?
En bref, ce monde de huis-clos, ce monde fermé, l’homme pourrait-t-il y respirer, s’il n’avait pas une idée quelconque sur le fait qu’il existe ou qu’il n’existe pas quelque chose en dehors de ce monde ? Y a-t-il un dieu qui nous a envoyés ou qui ne nous a pas envoyés ici ? Peut-on oui ou non espérer quelque chose après la mort ou bien ce monde serait-il la fin de notre existence ?
Kant résume le problème de la logique, de la morale et le problème de la métaphysique en disant : « Cela est pour moi le monde » Le monde dit-il, je pourrais le résumer en une seule question : « Qu’est-ce que c’est que l’homme ? »
Tous les autres problèmes furent plus ou moins résolus mais ce qu’est un homme, la philosophie n’a pas pu résoudre l’énigme jusqu’aujourd’hui.

C’est donc un problème qui se pose au 18ème siècle. Et pourquoi justement à cette époque ?
Par ce que nous sommes à la veille de la révolution française. Nous sommes à la veille de la révolution industrielle.
Est-ce que la positivité de la science, tel qu’on la posera, est vraie ? (Que puis-je savoir ?) Est-ce que la science peut régler tous les problèmes ? Est-ce que la l’égalité des hommes (Que dois-je faire) est une chose réalisable ? Ce sont les problèmes de la société scientifique, ainsi que les problèmes de la légalité des droits qui sont en jeux. Est-ce que toutes les réflexions métaphysiques qu’on nous a enseignées, ont encore une valeur ou bien en sont-elles dénuées ?
Voilà ce que tous les philosophes se posent comme questions, sans avoir réussi à trouver des réponses. Nous aurions pu nommer Aristote, Platon ou Descartes, aucun n’a trouvé de réponses à l’ensemble de ces questions… Mais le philosophe ne passe pas à l’ordre du jour, il est préoccupé, il a l’angoisse de cela. C’est la raison pour laquelle le philosophe est d’abord un homme qui pose des questions. Mais il donne aussi des réponses. Cependant sachons dès maintenant que ses réponses sont moins importantes que ses questions.
Ce qui fait le philosophe comme philosophe, c’est de mettre le monde en question. Mais la réponse qu’il va donner…
….Qui est-ce qui la donne … ? Lui
….Qui pose la question … ? Lui
….Et qui va répondre… ? Lui
Finalement nous voyons que le philosophe réfléchi en circuit fermé, c’est un homme isolé. Manitou disait parfois : « Si Descartes avait crée le monde, alors la philosophie de Descartes serait la philosophie. » Mais Descartes n’a pas crée le monde, par conséquent Descartes pose la question et répond lui-même à ses questions, en fonction de son époque.
De quoi dépendra cette réponse?
Eh bien ! De l’expérience de sa vie, de la vigueur de son esprit, de l’environnement de son époque (s’il vit au 17ième siècle, il ne répondra pas comme Platon ou Aristote, vivant à l’antiquité)
Donc nous voyons que la réponse du philosophe est une réponse subjective et il le sait qu’elle est subjective car il n’y a pas d’autre solution.. Mais il essaye de comprendre le plus de choses possibles de l’univers et de résoudre le problème du monde pour son époque, tel qu’il le voit…

Qui peut s’identifier avec un philosophe ?
Les gens de son environnement ainsi que les gens de son époque. Naturellement, nous pouvons nous identifier également avec Platon ou Descartes mais normalement les gens suivront les philosophes de leur époque et de leur temps. Et c’est ainsi qu’il y a une histoire de la philosophie car par l’expérience continue de l’humanité, il existera toujours des hommes qui remettront l’univers en question et qui le recomposeront. Et ils amélioreront l’univers, suivant l’expérience qui sera la leur.
Je me répète mais cela me semble important à savoir : « Le philosophe, en tant que philosophe est un homme isolé. » Ce qui veut dire que la question et la réponse, viennent de lui. A la limite le philosophe est un homme anxieux, inquiet.. Lorsqu’il a terminé sa réponse, le lendemain, étant philosophe, il remet en question sa propre philosophie.
Sachez qu’il est impossible de vivre avec un tel homme. Kafka écrivait dans un de ses ouvrages « qu’il s’agissait de choisir entre l’arbre de la science ou l’arbre de la vie. » Kant, lui-même soufrait de cela. Il n’a jamais réussi à se fiancer et à se marier..
En bref, le philosophe est un homme qui vit dans le circuit fermé de son époque. Il projette son esprit sur l’univers.
En réalité, ce que je dis est vrai pour tous les artistes à qui se posent les mêmes problèmes et au lieu de répondre par une pensée structurée, répondent par la plume, par le dessin et par la musique.
Le professeur Beno Gross, dont ce chapitre (de mon livre que je suis en train d’écrire) fut rédigé à l’aide de mes notes prises lors d’un de ses cours de l’année 1981 à l’institut Mayanot à Jérusalem, nous disait alors qu’il connaissait un artiste peintre, très pratiquant et qu’un jour il lui posa la question, pourquoi n’allait-il pas étudier dans une école talmudique, au lieu de gaspiller son temps à la peinture ? Il lui répondait : « Je peins pour mettre de l’ordre.. »
Cela a beaucoup influencé le prof. Beno Gross car il nous expliquait que le monde est en désordre (ou bien nous ne comprenons pas tellement son ordre) Que fait le philosophe ? Il met de l’ordre… Mais c’est son ordre à lui. Que fait le peintre ? Il met son ordre…Si nous prenons Picasso, eh bien il peint une tête dans un coin du tableau, le corps de cette tête est allongé à 90 degrés vers le haut, les membres ne sont pas proportionnels au corps etc.. Pourquoi peint-il de cette manière ? Eh bien, cette femme que Picasso a peinte est plus réelle (pour lui) qu’une femme prise en photographie..
Le philosophe ainsi que le compositeur font exactement la même chose. Ce sont leurs manières à eux de mettre de l’ordre car ils projettent leurs esprits (leurs expériences) sur la réalité et ils voient leurs réalités, suivant les normes de leurs époques.
Et c’est pour cette raison que dans beaucoup d’états, auparavant et même d’aujourd’hui, les philosophes sont considérés comme des gens anxieux mais également dangereux, qui s’occupent de révolutions et de mises en questions de l’univers. Les régimes totalitaires ressentent ce danger et les mettent fréquemment en prison. Protagoras disait que « l’homme est la mesure de toute chose, il est la référence, il voit et comprend l’univers… » Mais toujours selon lui.

Admettons que ce que nous avons lu maintenant soit vrai, y aurait-il à ce moment là une philosophie juive ?
C’est une question très complexe et le mieux serait de poser la question à la source même du judaïsme, donc posons la question à la Torah.
Naturellement, si nous allons trouver une réponse quelconque, elle sera subjective, il n’y a aucun doute là dessus mais nous n’avons pas d’autre moyen pour effectuer une analyse sur ce sujet. En plus avec tout ce que nous avons lu auparavant sur la philosophie générale, nous pouvons prétendre sans grand danger qu’il n’y a pas de philosophie juive en ce sens que de la Bible ne sortira pas une philosophie juive mais le contraire car la Torah est une contestation de la philosophie. Pourquoi ?
Plus haut nous avons lu que le philosophe réfléchissait en circuit fermé, or la Torah n’envisage pas un seul instant un ordre en circuit fermé. Elle ne décrit pas que l’homme puisse être (même un seul instant) en circuit fermé. Ou va-t-on chercher la réponse ?
Eh bien ! Au début de la Torah, à l’histoire d’Adam. Au moment même ou Adam naît, qu’est-ce que D. lui dit :
וַיְצַו יְהֹוָה אֱלֹהִים עַל הָאָדָם לֵאמֹר מִכֹּל עֵץ הַגָּן אָכֹל תֹּאכֵל
וּמֵעֵץ הַדַּעַת טוֹב וָרָע לֹא תֹאכַל מִמֶּנּוּ כִּי בְּיוֹם אֲכָלְךָ מִמֶּנּוּ מוֹת תָּמוּת (vayetzav hashem élokim al haadam léémor, mikol étz hagan akhol tokhal
Oumiétz hada’at tov vara lo tokhal miméino ki beyom akhalkha miméino mot tamout)
L’Eternel-Dieu donna un ordre à l’homme, en disant : « Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir mais l’arbre de la science du bien et mal, tu n’en mangeras point ; car du jour ou tu en mangeras, tu dois mourir ! »

Comprenons par-là que cet arbre (bien et mal) n’avait absolument rien de caractéristique, c’était un arbre comme l’on peut en trouver partout ailleurs. Qu’est-ce qui était sa spécificité ? (.. que se soit un pommier.. ? En tous les cas, c’est une bonne blague..)
Eh bien non! Mais c’est qu’il y avait un interdit et cet interdit, qu’est-ce qu’il disait ?
Tu n’es pas seul. Sachant qu’il y a encore quelqu’un d’autre, Adam devait tenir compte de lui.
Que signifiait cet interdit : Une limitation à l’homme. Ou si vous voulez dans le langage philosophique : « son autonomie est mise en cause » La Torah, n’envisage pas que l’homme puisse, même pour une fraction de seconde, vivre dans l’autonomie stricte de sa pensée. Elle éclate par un interdit qu’il lui vient de l’extérieur. Nous allons essayer de le prouver par cet exemple :
Une connaissance serait à la gare centrale de bus et me téléphonerait en me disant : « viens vite à la gare ! » Nous répondrions naturellement : « Qui est là ? » Car si nous savions (par notre téléphone portable, à système digital, nous pouvons savoir qui nous appelle) si c’était quelqu’un que nous connaissions bien, nous lui répondrions tout de suite et ferions tout pour l’aider. Mais si c’était un numéro inconnu et que nous étions justes en train de faire la sieste, nous ne lui répondrions même pas…
Cette différence montre la tendance générale dans laquelle la Torah va nous introduire.
Lorsque le philosophe pose la question (et il pose des questions) « que puis-je savoir ? », il sait d’avance que c’est lui qui va répondre. Tandis que si nous recevons un ordre, comme : « vient à la gare… » Vais-je le faire ou ne le ferais-je pas ? Cela n’a pas d’importance pour notre sujet. Ce qui est sûr c’est que quelqu’un d’autre que moi, va me répondre. Il y a en face de moi un interlocuteur. Voilà, ce qui change totalement l’attitude de la Torah.
Les problèmes que nous avons posés ici sont les problèmes d’ordres de la Torah, comme ils pourraient être des problèmes de tout ordre. Seulement il y a une grosse différence. Ici, on ne pose pas la question מה – ma ? (Quoi ?), pour lequel la réponse viendrait de soi-même mais on pose la question מי – mi ? (Qui ?), c’est à dire : « Qui parle exactement, qui est sur la ligne ? » Cela fait une différence fondamentale. Qu’elle est cette différence ? Nous pouvons la résumer en deux points.

1er point : Pour l’homme de la Torah, s’il y a un מי – mi, c’est qu’il attend une réponse. Cette réponse fixe tout de suite une attitude et cette attitude nous l’appellerons la responsabilité.
Parce que vis-à-vis d’un mur, je n’ai strictement aucune responsabilité. Pourquoi n’ai-je pas de responsabilité, parce que vis-à-vis d’un mur c’est moi qui pose la question et cela reste toujours en moi, je suis seul. Alors qu’à partir du moment ou il y a même une petite réponse de l’autre côté, il y a responsabilité. Et c’est ainsi qu’un homme de la Torah devra se poser en premier la question, non pas « que puis-je savoir ? » Mais de suite « que dois-je faire ? »
C’est à dire, qu’elle est ma responsabilité, qu’elle réponse dois-je donner à cet appel ? Nous avons finalement une « réponse avant la question » c’est à dire : Avant même que je pose ma question, il y a quelque chose qui a été dit.
Je suis en ce sens provoqué, interpellé c’est à dire, je dois donner une réponse. Et c’est ainsi que la première notion de la Torah, c’est la notion de la responsabilité.
Prenons un autre exemple en citant un homme en révolte constante qui s’appelait יוב - Job. Il faut lire naturellement son histoire dans la Bible mais à un moment donné il s’obstine à être contre mais il attend tout de même une réponse venant de D. C’est à dire, il n’est pas seul, il est révolté, certes mais il reste toujours l’homme de la Bible, l’homme de la responsabilité.
Nous avons dans la Guémarra un autre exemple ou un jour arrive un païen vers le rabbi Chamaï et lui demande d’expliquer sur un seul pied (d’une manière très brève) le sens profond de la Torah. Il lui répond qu’il n’avait pas le temps d’expliquer vu que shabbat allait bientôt commencer et que d’ailleurs cela est impossible d’expliquer la Torah d’une manière aussi rapide. Mais le païen n’avait nullement envie d’abandonner et décida d’aller trouver sa réponse chez le rabbi Hillel. Et Hillel lui répondit par cette simple phrase : « Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi, ne le fait pas à autrui. » Et plus tard le rabbi Akiva a résumé cette notion de la Torah en disant : « ואהבת לערך כמוך, זה כלל גדול בתורה » - veahavta leraékha kemokha, sé klall gadol batorah ( Tu aimeras ton prochain comme toi-même, cela résume l’attitude de la Torah.)
La même histoire, quelques années plus tôt, c’est produite avec Socrate. On est venu chez lui et on lui a demandé de rédiger une formule qui résumerait brièvement la pensée philosophique. Qu’a répondu Socrate ? « Connais-toi, toi-même »
Je crois que Socrate a fort bien répondu. Qu’est-ce que la philosophie ? Eh bien ! Connais-toi…TOI
Cela est bien la philosophie que nous avons trouvée chez Kant avec sa première formule, c’est à dire : « Que puis-je savoir ? » C’est le problème de la connaissance qui est premier. Et deuxièmement qu’est-ce qu’il faut connaître ? « Sois-même. »
Pourquoi ?
Car, si tu te connais toi-même (d’après la philosophie) tu projettes ton esprit sur l’univers et par conséquent tu connaîtras l’univers.
Le problème de rabbi Akiva est exactement parallèle. Il ne prend pas un commandement (une mitzvah) des 613 commandements de la tradition juive mais il donne l’esprit de la torah qui n’est pas « connais-toi, toi-même » mais qui est « et tu aimeras ton prochain comme toi-même »
L’homme ne peut pas se connaître soi-même sans connaître son prochain. Il ne peut pas se connaître en se regardant dans un miroir mais en connaissant l’autre. Uniquement par l’intermédiaire de l’autre, l’homme peut se connaître soi-même. Et c’est pour cela que la torah nous enseigne : « ואהבת לערך כמוך, זה כלל גדול בתורה » ( Tu aimeras ton prochain comme toi-même, cela résume l’attitude de la torah.)

Ainsi nous comprenons mieux que le terme « connaître » est employé pour la première fois dans la Bible lorsque « Adam connu Eve » en conséquence un mot qui exprime l’amour. Vu que dans ce cas, la connaissance ne passe pas par une connaissance abstraite mais elle passe par une connaissance vivante, par une interpellation. Nous percevons donc une atmosphère de connaissance qui est absolument différente de la connaissance de la philosophie.

Ceci était donc notre premier point qui était une tendance entre le מה – ma (Quoi) et le מי – mi (Qui), la tendance de la responsabilité.

2ième point est l’histoire ou en hébreu תולדות – toledot

Nous savons déjà par le texte ci-dessus que ce qui est essentiel en philosophie c’est ce circuit fermé. Ce qui fait l’essentiel de l’attitude de la torah, c’est ce circuit ouvert, c’est à dire cette autonomie qui est brisée par le fait du rapport avec « l’autre. » Le problème essentiel de l’humain se résume par son attitude : Est-ce qu’il reste fermé en soi-même ou, est-ce qu’il opte en faveur de l’ouverture vers l’autrui ?
Si tu es ouvert vers « l’autre », tôt ou tard tu le trouveras et si tu es ouvert vers D, tôt ou tard tu le trouveras également. Le problème essentiel c’est de briser notre égoïsme. L’égoïsme de l’homme est si profond et si naturel que cela devrait être le problème essentiel de l’humanité. Et la torah nous le dit d’une manière à ne pas s’y tromper : « ואהבת לערך כמוך, זה כלל גדול בתורה » - veahavta leraékha kemokha, sé klall gadol batorah ( Tu aimeras ton prochain comme toi-même, cela résume l’attitude de la torah.) C’est le problème de l’ouverture vers l’autre et surtout ne pas se prendre pour la référence.

Le philosophe est un impérialisme, il conquiert pour soi, l’univers.
Surtout dans la philosophie grecque nous trouvons beaucoup cette volonté d’impérialisme, c’est-à-dire, cette volonté d’être soi-même la référence, d’inclure tout dans soi-même. Je dirais d’une manière irrespectueuse de vouloir avaler tout en soi-même. Ce n’est que dans la mesure ou j’inclus les choses par moi-même ou comme nous l’avons dit tout à l’heure que je projette.. « de mon esprit sur l’univers, » que les choses sont.
Dans l’attitude contraire (celle que nous avons résumée dans le premier point) : « je suis dans l’attente de quelque chose et anxieux de savoir qui va me répondre à la ligne téléphonique.. » C’est à dire, nous ne sommes pas dans une attitude d’impérialisme, par contre c’est une attitude de respect et de non-violence. C’est une attitude de tenir compte de quelque chose. Nous voyons donc comment ceci est fort loin de l’attitude philosophique.

S’il est vrai que le philosophe agit en circuit fermé, « mon père » il le met en question et qu’est-ce qu’il pourrait bien attendre de son fils : « Qu’il le mette en question ! » C’est à dire : « Ce n’est pas toi, c’est moi… » La référence, ce n’est pas mon père et pour mon fils, je ne désire pas être la référence.
Si je suis un vrai philosophe, l’éducation que je lui donne, est tel que je dois attendre qu’il me mette en question.
Socrate, lorsqu’il allait se promener dans les rues d’Athènes, posait des questions aux personnes jusqu’à ce qu’il les démolisse. Non pas parce qu’il ne pouvait pas répondre lui-même à ses questions mais parce que cela n’aurait eu aucune valeur. Car qui doit répondre ? Qui aurait-il bien voulu qui lui réponde, s’il était un vrai philosophe ? Il ne pouvait pas répondre pour l’autre, chacun doit répondre pour soi-même…
De même, s’il est vraiment philosophe, le philosophe doit attendre que son fils réponde pour lui et non pas sa réponse. En d’autre terme, la philosophie suppose dans son attitude fondamentale, une rupture des générations.
Dans בראשית – béréshit (la Genèse) vient un mot constamment, qui apparemment serait superflu, je pense au mot תולדות – toledot (histoire) Cela signifie « l’engendrement des générations. » Et l’on nous répètent, à qui veut l’entendre, pendant des chapitres entiers au début de la Genèse que ce fils est né de se père et se fils a connu telle épouse et ils ont vécu pendant..X.. temps etc, c’est absolument superflu. Et puis nous avons l’engendrement (toledot) de Noakh (Noé), les toledot d’Abraham et les toledot d’Itzkhak (Isaac)… Pour quelle raison la Genèse fut-elle écrite de cette manière ?

Eh bien ! La Torah veut nous montrer, qu’au contraire de la philosophie, il y a un lien entre les gens. C’est à dire, cette attitude de מי – mi (qui) dont nous parlions précédemment a pour fonction le lien entre les générations. (Ce que je vous écris en ce moment est d’une grande importance pour la compréhension de notre civilisation.) Ce que je vais vous raconter n’est pas emprunté à la pensée grecque d’une façon générale, cependant en réfléchissant nous pourrions la retrouver dans la philosophie grecque :
Nous savons que tous les peuples ont développé des mythes. Il n’existe pas une nation qui n’est pas instruit son développement dans un mythe. Néanmoins, les mythes ne sont pas les mêmes chez les gens du Nord ou les gens du Sud.
Les mythes sont les expressions d’une conception profonde, non claire, non réalisé que le peuple a de lui-même. N’importe quel peuple n’a pas n’importe quel mythe. Il y a des mythes grecques qui méritent d’être étudiés. Celui que nous allons choisir est particulièrement éclairant. Je pense au mythe du « Complexe d’Oedipe. » Quelle est ce mythe ?
Eh bien ! L’oracle vient chez le roi et lui dit : « Tu vas avoir un fils qui va te tuer et qui va épouser ta femme. » « Sacrilège » répond le roi « cela ne se réalisera pas. » Et lorsque le fils né, le roi ordonne à son fidèle serviteur de tuer ce bébé ! Au moment ou le serviteur voulait frapper à mort le petit, le bébé se mit à pleurer. A ce moment le fidèle serviteur du roi, ému se dit en lui-même que s’il le tuait ou s’il le déposait quelque part dans la nature, cela serait la même chose. Il le dépose donc dans un champ et rentre chez lui. Cependant, ce bébé est recueilli par quelqu’un qui l’amène dans une autre ville ou ce garçon grandit. A l’âge mûr, il quitte ses parents adoptifs et (le hasard fait bien les choses) il revient dans la ville de ses vrais parents. Par une longue histoire que nous n’allons pas raconter, il finit par s’éprendre de sa vraie mère qu’il épousera. Mais pour cela il doit d’abord tuer son père qu’il ne savait pas être son vrai père… etc.
Que veut raconter cette histoire ?

Eh bien ! En premier lieu le destin.
Quelqu’un qui veut jouer contre le destin, cela est impossible car le destin s’impose d’une façon absolue. Mais l’idée essentielle de cette histoire (et qui est à la base de toute la civilisation grecque) c’est qu’un enfant pour « être » doit se débarrasser de ces parents. C’est à dire, pour arriver à s’imposer dans le monde, il faut tout d’abord rompre avec ses parents. L’enfant, pour être lui-même, n’arrivera pas à s’épanouir complètement aussi longtemps qu’il aura le père sur le dos. Il doit donc tuer son père.
Toutefois, il y a des mythes grecques qui nous montrent l’inverse. Le mythe de Chronos, c’est le père qui est jaloux des enfants. Nous avons le père qui tue ses enfants. Finalement nous pouvons comprendre pourquoi toute la civilisation grecque eut, comme sentiment bien profond, que pour être il faut briser avec la génération précédente ou bien il faut supprimer la génération future.

Voilà la civilisation grecque et c’est sur cette civilisation qu’est née la philosophie, qu’est née la civilisation occidentale.

C’est à dire qu’est née cette idée que chaque homme recompose pour lui-même, en quelque sorte, l’univers et qu’il n’y a pas de lien entre tout cela. Il n’y a pas de תולדות – toledot ( l’histoire d’engendrement ), il n’y a pas eu une orientation, il n’y a pas de responsabilité.

Dans le judaïsme ou dans la torah, l’idée est exactement le contraire. La preuve la plus éclatante, c’est que nous avons une histoire qui ressemble un peu à la mythologie grecque, je pense naturellement à l’histoire de l’עקדת יצחק – l’akedat Yitkhak (le ficelage d’Isaac) auquel nous disons que: « tu vas tuer ton fils » exactement comme dans le mythe de Chronos.
Mais ce qui est remarquable et sur lequel nous n’avons pas fini de réfléchir, c’est que dans cette histoire de « l’Aquedat Yitzkhak » nous avons un verset qui revient comme un « Leitmotiv »
Lequel ?
«וַיֵּלְכוּ שְׁנֵיהֶם יַחדו – vayélkhou shnéihem yakhdav (et ils allaient tous les deux ensemble). Ce verset revient trois fois dans ce chapitre.
Lorsqu’ils étaient montés, lorsqu’ils étaient sur la montagne et lorsqu’ils en revinrent.
Même si Abraham avait sacrifié Isaac, il serait allé avec Abraham dans le même cœur, pour le même but. Il n’y avait pas (et le texte veut le communiquer) une rupture de génération, il y avait au contraire la volonté que ces deux générations avaient eus le même but.
C’est la raison de la répétition de cette phrase : « et ils allaient tous les deux ensemble » Cependant, ce n’est de loin pas le plus important. La Torah veut nous dire qu’il ne s’agit pas de tuer Isaac.
Toute l’histoire de « l’Aquedat Yitzkhak » n’est pas là pour nous dire qu’Abraham doit tuer son fils mais il a été écrit pour nous dire exactement le contraire. « Ne fais rien à cet enfant » et les deux, Abraham et Yitzkhak, descendirent ensemble.
C’est pour cela que la torah est absolument l’inverse de la civilisation grecque.
Il est remarquable que de nos jours cette histoire d’Œdipe ait été reprise par Freud. Ce fameux psychiatre juif assimilé, décrit que ce mythe grec c’est une réalité naturelle. Chaque garçon éprouve un sentiment pour sa mère et chaque fille éprouve un sentiment pour son père. Seulement, ce sentiment qui est naturel, qui est celui de la nature, la société le réprouve. Et à bout d’un certain moment, cinq à six ans, un enfant normal a résolu son « Complexe d’Œdipe. »
Si par malheur il ne l’a pas résolu, ce qui arrive parfois à cause de confrontations familiales ou de circonstances personnelles, quelque chose se bloque dans sa « psyché » et il n’arrivera pas à s’épanouir normalement.
Qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ?
Eh bien ! C’est une méthode pour débloquer ce qui a été bloqué.
Il me semble tout à fait remarquable que Freud se serve d’un symbole grecque, pour décrire la maladie. Parce qu’effectivement, cette maladie vient de cette pensée grecque mais il se sert (et nous le remarquons assez souvent sous sa plume) de symboles juifs pour sa méthode de guérison…

Je crois que c’est très juste, car l’essentiel du judaïsme ou de la Torah pour notre sujet ici, c’est justement le lien entre la famille. Et nous voyons que la Torah va à l’inverse de la conception grecque, elle est une contestation de la philosophie.
Elle place en face de la tentation philosophique (qui est naturelle à l’homme) une autre évidence qui est celle de l’expérience de la Torah.

Shalom,
Claude